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Radioactive : Marie Curie face à l’effet Matilda

Avec Radioactive, Marjane Satrapi montre une Marie Curie au travail, brillante et contestée, et révèle comment l’histoire a tenté d’atténuer sa place. Un récit qui fait sentir, très concrètement, l’effet Matilda.
Tableau mathématique historique montrant des calculs et formules
Affiche du film Radioactive De Marjane Satrapi

Dès ses premières scènes, « Radioactive » refuse la statue figée pour suivre une scientifique au travail. Marjane Satrapi cadre Marie Curie dans la matière même des expériences, la fatigue des gestes répétés, l’intuition qui s’affine, le cahier qui se remplit de mesures et d’essais. La découverte n’est pas une illumination romantique ; elle est une suite de tentatives, d’erreurs corrigées, de principes discutés. Ce choix réaliste a une conséquence forte : il replace la chercheuse au centre de l’action, là où, trop souvent, le récit public a relégué les femmes à la périphérie.

Marie Curie n'était pas seulement une grande scientifique, elle était une force de la nature qui a dû combattre à chaque instant pour sa place dans l'histoire. 

— Marjane Satrapi, réalisatrice

Au fil du biopic, la vie privée, la vie scientifique et la circulation des idées se mêlent. La rencontre avec Pierre Curie prend la forme d’une alliance intellectuelle autant qu’affective. Le film rappelle combien le laboratoire est un espace de co-construction, de notes croisées, de choix méthodologiques. Cette collaboration n’efface pas Marie ; elle la précise. Après la mort de Pierre, c’est elle qui reprend la direction, multiplie les recherches, organise les ressources et continue à publier. La trajectoire reconstitue une vérité parfois escamotée dans les récits simplificateurs : l’autonomie scientifique de Marie Curie n’est pas une conséquence tardive, mais une continuité.

Bande annonce du film radioactif

C’est précisément là que l’effet Matilda apparaît en creux. Forgé par l’historienne Margaret W. Rossiter, ce concept désigne l’invisibilisation, l’attribution erronée ou la minimisation du crédit des femmes en science. Dans le cas de Marie Curie, l’ombre se glisse dans les interstices : l’épisode du Nobel 1903 d’abord pensé sans elle avant d’être rectifié, les portes refermées de l’Académie des sciences, les emballements médiatiques autour de sa relation avec Paul Langevin — autant de moments où la société préfère discuter la respectabilité de la femme plutôt que de reconnaître la rigueur de la savante. « Radioactive » ne plaque pas ce cadre a posteriori ; il montre des situations, des regards, des hésitations institutionnelles qui permettent de comprendre comment un biais peut s’installer quand le crédit n’est pas solidement documenté, soutenu et nommé.

Premier principe :  ne jamais se laisser abattre par des personnes  ou par des événements.

— Marie Curie

Le film choisit aussi une mise en perspective temporelle, en reliant la radioactivité à ses héritages contrastés. Les images de blocs opératoires, d’unités de radiothérapie, mais aussi les visions des catastrophes et des usages militaires rappellent que la science n’est jamais purement abstraite : elle se prolonge dans des pratiques, des politiques, des responsabilités. Cette perspective évite l’hagiographie et souligne un autre point essentiel pour comprendre l’effet Matilda : la valeur d’une contribution ne disparaît pas parce que ses usages sont ambivalents. Le débat éthique peut être vif ; il ne justifie pas l’effacement de l’autrice de la découverte.

Portrait sépia de Charles Babbage, homme âgé en costume victorien
Protrait de Marjane Satrapi

Ce que « Radioactive » réussit particulièrement, c’est la restitution de la méthode. On voit Marie Curie consigner, trier, recommencer, publier. Cette matérialité du savoir devient la meilleure réponse à l’invisibilisation : quand une expérience est décrite, quand une note est datée, quand une signature atteste d’un résultat, le crédit se lie à des preuves. Le film rappelle ainsi une règle simple et puissante : pour contrer l’effet Matilda, il faut archiver, rendre public, co-signer à bon escient et s’assurer que la chaîne de transmission — du laboratoire aux institutions — est claire.

On ne fait jamais attention à ce qui a été fait ; on ne voit que ce qui reste à faire.

— Marie Curie

L’interprétation de Rosamund Pike renforce ce message. Sa Marie Curie n’est ni l’icône glacée ni l’héroïne sans faille. Elle doute, se met en colère, se heurte aux cadres sociaux, puis revient à la table d’expériences. Ce retour constant au réel de la recherche dessine un personnage dont la force vient moins de la célébration que de la persévérance. En montrant la chercheuse qui se bat pour le financement, pour l’accès aux espaces, pour la reconnaissance de ses pairs, le film place la question du crédit au cœur de l’intrigue et non en annexe.

Portrait sépia de Charles Babbage, homme âgé en costume victorien
Extrait tier du film radioactive

Dans un site consacré à l’effet Matilda, « Radioactive » joue le rôle de cas d’école. On y comprend comment l’invisibilisation s’insinue, souvent sans complot mais avec des habitudes, des réflexes et des institutions qui privilégient certains noms et en oublient d’autres. On y apprend aussi les méthodes qui permettent de la déjouer : associer la preuve à l’autrice, réviser les récits quand l’archive l’exige, faire de la pédagogie sur le travail collectif sans dissoudre la part individuelle. Le film devient un outil de culture scientifique autant qu’un récit biographique.

En sciences, nous devons nous intéresser aux choses, pas aux personnes.

— Marie Curie

« Radioactive » dialogue naturellement avec l’histoire d’Ada Lovelace, la pionnière de l’algorithmique mise à l’honneur dans cette série d’articles. Chez Ada comme chez Marie, des idées fondatrices ont été rendues discutables ou secondaires parce que la société, les institutions et les récits médiatiques ont privilégié d’autres figures, souvent masculines, ou d’autres critères que la qualité de la démonstration. Relire Ada à la lumière de Marie, et Marie à la lumière d’Ada, c’est comprendre que l’effet Matilda n’est pas un épisode isolé mais une trame répétée, que l’on peut défaire à force de précision, de sources et de narration juste.

Portrait peint d'Ada Lovelace portant une robe élégante et des bijoux
Portrait d'Ada Lovelace (1815-1852), pionnière de l'informatique

« Rendre visible n’est pas un supplément d’âme : c’est une condition de vérité. » Cette phrase pourrait servir de fil rouge à l’ensemble du projet. « Radioactive » nous le rappelle avec vigueur : la science est affaire de résultats, et aussi d’attributions. Raconter correctement, c’est déjà réparer.