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Ada Lovelace : première programmeuse de l'histoire

Visionnaire mais longtemps minimisée : Ada Lovelace imagine l’algorithme et une machine générale, puis affronte l’invisibilisation. L’effet Matilda, en clair.
Tableau mathématique historique montrant des calculs et formules
Portrait d'Ada Lovelace (1815-1852), pionnière de l'informatique

Pour raconter Ada Lovelace, il faut tenir ensemble deux fils : une intuition technique d’une modernité déconcertante et un récit public qui, longtemps, l’a amortie. Née en 1815, fille du poète Lord Byron et d’Annabella Milbanke, Ada grandit entre la musique des mots et la rigueur des mathématiques. Sous l’influence de savantes comme Mary Somerville, elle apprend à penser les idées comme des structures manipulables. C’est cette manière d’habiter à la fois la langue et le calcul qui la conduira à voir, avant beaucoup d’autres, qu’une machine pourrait exécuter des instructions abstraites.

Mon travail mathématique implique une imagination considérable. 

— Ada Lovelace

La rencontre avec Charles Babbage ouvre le champ : l’Engin analytique, encore théorique, promet de séparer le lieu du calcul (le « mill ») et celui de la mémoire (le « store »), et d’introduire le programme via des cartes perforées. En 1843, Ada traduit un texte du mathématicien Luigi Menabrea et l’enrichit de longues Notes. Elle y déroule un plan d’exécution pour que la machine calcule les nombres de Bernoulli et, surtout, elle formalise ce que nous appelons aujourd’hui un algorithme : une suite d’opérations finies, ordonnées, traçables, où les résultats intermédiaires portent un nom, se rangent, se reprennent. Ce n’est pas du “code” au sens actuel, mais c’en est la grammaire.

Portrait sépia de Charles Babbage, homme âgé en costume victorien
Portrait Charles Babbage (1860), premier à énoncer le principe d'un ordinateur.

Dans les années 1830, Ada découvre les projets de Charles Babbage : d’abord la machine à différences, puis surtout l’engin analytique, une machine à cartes perforées capable, en principe, d’enchaîner des opérations diverses. En 1843, Ada traduit en anglais un article du mathématicien Luigi Menabrea sur l’engin analytique — et l’augmente de Notes personnelles, nettement plus longues que le texte d’origine. Ces Notes ne se contentent pas de vulgariser : elles élargissent le cadre. Ada y explique comment décomposer un problème en séquences d’instructions, anticipant la programmation moderne et l’idée d’une machine générale, configurable par des programmes.

L’intellectuel, le moral, le religieux me paraissent tous naturellement liés et enchaînés en un tout grand et harmonieux.

— Ada Lovelace

La portée de cette vision dépasse le calcul numérique. Ada affirme une idée radicale pour son siècle : si l’on sait encoder des symboles, la machine peut, en principe, manipuler autre chose que des nombres. Musique, texte, figures : toute forme susceptible d’être représentée pourrait devenir l’objet d’un traitement mécanique. Cette intuition n’annonce pas seulement l’ordinateur programmable ; elle propose une définition culturelle de l’informatique comme science des représentations, où l’on compose, transforme et orchestre des symboles.

Portrait peint d'Ada Lovelace portant une robe élégante et des bijoux
Extrait de la note G (1860), Crée par Ada Lovelace

C’est précisément parce que la contribution est conceptuelle, enchâssée dans un projet collectif et dans une machine jamais construite, qu’elle a été longtemps minime dans le récit majoritaire. L’effet Matilda, formulé par l’historienne Margaret W. Rossiter, désigne cette tendance à minimiser ou à réattribuer les apports des femmes. Dans le cas d’Ada, il se lit dans l’ombre portée de Babbage, dans la réduction de son rôle à une “traductrice” appliquée, dans la suspicion qui entoure une invention sans prototype. La mécanique sociale est connue : on célèbre le “génie” visible, on naturalise l’auxiliaire, on hésite à reconnaître une paternité intellectuelle quand elle bouscule l’ordre attendu des rôles.

Portrait sépia de Charles Babbage, homme âgé en costume victorien
Portrait de Ada Lovelace jeune

Les controverses historiographiques des XXe et XXIe siècles n’ont pas toutes la même musique : certaines insistent sur les limites du dispositif proposé par les Notes, d’autres réévaluent leur valeur fondatrice. Ce débat n’ôte rien à un fait robuste : Ada a fixé une méthode. Elle a décrit la manière dont une machine pourrait être conduite par un plan, articulé mémoire et calcul, pensé l’itération, rendu l’exécution explicable après coup. En termes contemporains, elle a posé des critères de lisibilité et de traçabilité qui font un bon programme : on comprend “comment” on obtient le résultat, pas seulement “que” l’on l’obtient.

Ce cerveau qui est le mien est quelque chose de plus que simplement mortel, comme le temps le montrera.

— Ada Lovelace

Relue dans le cadre de ton site, l’histoire d’Ada dialogue naturellement avec les autres pages. L’analyse de « Radioactive » a montré combien le crédit peut vaciller si la preuve n’est pas explicite ; la présentation des « Oubliées de l’Histoire » a cartographié des cas d’invisibilisation à travers les arts, les sciences et la politique ; la vulgarisation de la Note G a détaillé la cuisine interne d’un “premier programme”. Ada devient alors l’axe qui relie le concept, le récit et la méthode : elle donne un visage à la programmabilité, un langage pour en parler, et une mise en garde sur la fragilité du crédit lorsque l’on confond auteur et exécuteur, prototype et idée.

Portrait peint d'Ada Lovelace portant une robe élégante et des bijoux
Analytical engine de charles babbage

Son héritage, aujourd’hui, n’est pas qu’un hommage symbolique. Il prend la forme d’un réflexe professionnel : documenter, nommer, attribuer. Un programme lisible, c’est un plan qui fait apparaître ses états, ses transitions et ses dépendances — exactement ce qu’Ada a cherché à écrire noir sur blanc. Un projet équitable, c’est une manière de travailler où l’on signe à bon escient, où l’on archive les étapes, où l’on rend visibles les écologies du savoir plutôt que de tout rabattre sur une figure solitaire. À ce titre, raconter Ada, c’est apprendre à mieux travailler.

Pour moi, la religion est la science et la science est la religion.

— Ada Lovelace

Si Ada Lovelace a longtemps semblé n’occuper qu’une marge romantique de l’histoire des techniques, c’est parce que nos récits ont préférée la matière achevée aux démarches, les machines construites aux plans d’exécution, la figure unique aux collaborations. Revenir à ses Notes, c’est déplacer le centre : voir que l’informatique naît d’un geste d’écriture, que les idées existent avant leurs artefacts, et que le crédit, s’il n’est pas entretenu par la méthode, s’efface. La réparer, c’est donner envie de programmer, de publier, de transmettre — et d’écrire l’histoire au rythme précis de celles et ceux qui la font.